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Bambi gris pleurs

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Bambi ouvre de grands yeux sur le vide qui l’appelle. Tout au-dessous, les voitures mangent le boulevard, avec leur vitesse pressée et leurs cris de klaxon. Des larmes coulent sur ses joues diaphanes. Le froid et la douleur lui ont créé un masque de paraffine figée. Elle est jeune encore, seize années de patience et de joie. Elle a grandi dans cette tranquillité de ceux épargnés par la vie et leur entourage. Au collège lui est venu son surnom de Baby Doll, très vite jugé trop long. Ce fut alors Baby, puis Bambi, pour son immense regard liquide et vert et pour sa naïveté de faon. Elle doit cet ultime raccourcissement à Roxy, la meneuse d’un groupe de filles qu’elle fréquente. Elle lui doit aussi d’avoir rencontré Julien.

Le vent la pousse à prendre une décision, et vite. Ses bourrasques la penchent d’avant en arrière, culbuto éternel. Le soleil l’éblouit dans son couchant. Au sommet de son immeuble chic d’Issy-les-Moulineaux, la jeune fille resserre ses bras autour d’elle, dans un geste cent fois répétés tout au long de sa relation avec Julien, son Julien. Un geste qui désormais ne la rassure plus. Julien…
Julien et ses cheveux bruns, si nets dans les nuages pâles du ciel bleu. Julien et son regard tranquille, ses gestes souples et fermes. Julien et son sourire, une ancre dans le quotidien délétère de Bambi. Avant, il y avait les cours, les amis, les apparts et les parents séparés, une sorte de mare d’huile où surnageaient des morceaux de légumes mal cuits, peu digestes, qui appelaient son attention de leurs petits cris aigus. Puis est venu Julien, de sa démarche calme, et pourtant si vivant. Julien et son rire, Julien et sa soif d’exister. Il était plus que différent, il incarnait la différence. Bambi y avait trouvé un miroir, un siamois dans ses rêveries étranges. Les autres prennent ses vagabondages pour des délires et les saluent de leur hilarité. Julien a été un compagnon de route. Il devint ensuite un guide, lui apprenant les codes de ces gens qui apprécient la jeune fille sans qu’ils ne se comprennent vraiment. Il lui a enseigné les envies, les jalousies, la quête de reconnaissance et cette peur terrible, cette angoisse dans le ventre de faire face aux regards d’autrui. Il lui a montré l’humain. Et l’humain ne serait pas entier sans le désir. Il l’a embrassée.

Le hurlement impromptu d’une péniche sur la Seine toute proche la fait sursauter. Sous ses pieds nus, des petits cailloux roulent, blessant sa peau. Son cœur a la même couleur que le gravier et les mêmes contours pleins d’arêtes. Il possède aussi les traits de givre de cette soirée de novembre. À se promener dans cette tenue, elle va attraper la mort, lui aurait dit Roxy. Et elles auraient ri de ce mot heureux : attraper la mort alors qu’elle se prépare à se suicider ! D’ailleurs, Bambi rit. Elle rit d’un rire en sanglots, d’un élan de folle ou de sage, comme une personne qui caresserait la vérité du bout des cils.
Julien et son corps rassurant, Julien et ses serments à la longueur des heures de nuit. Julien et son appétit de vivre, cette faim insatiable, cette fringale de midinettes. Elle a été sa plus belle conquête, un univers à elle seul, un défi de chaque journée ! Il a vu en elle la biche à apaiser, à apprivoiser lors de cette après-midi d’été, quand Roxy a présenté son cousin aux autres filles. Bambi semblait presque soluble dans sa robe légère en mousseline.
Elle porte la même robe de mousseline, sans rien dessous. Juste son cœur qui saigne, plus lourd qu’aucun vêtement ne pourrait jamais le supporter. Et ce que Julien lui a dit : elle est la bête à domestiquer. Il l’avait prévenue quant à la vanité des hommes, sur leurs désirs et leurs angoisses. Et puis, en y regardant de plus près, elle n’attendait que ça, d’être séduite et de connaître les étreintes de l’amour. Elle n’avait guère mis longtemps à ouvrir son corps pour lui et à le noyer dans son affection de guimauve.

Bambi plie sous le souvenir de cette ultime insulte. Elle pousse un long cri, une plainte terrible de rage fondue, et prend son élan. Elle n’entend plus les voitures, les péniches ni la rumeur des passants. Elle jette un dernier regard vers le ciel bleu, vers le soleil.
Elle se calme soudain.
L’astre rouge se reflète à présent dans le fleuve oint de flammes et de dentelles. L’apparence du couchant sur un courant placide… Un verrou saute dans sa poitrine. Le soubresaut fait glisser une bretelle, qui abandonne l’épaule nue. Bambi respire à pleins poumons, comme au premier jour, et se perd dans un vagissement muet. Elle en a assez, assez d’être la fille cruche et rêveuse que voient ses amis, assez d’endosser le bonnet de première de classe pour les adultes. Assez de se laisser rouler, assez de jouer le pigeon parce que ce rôle lui va si bien. Elle réalise soudain qu’elle n’a fait, de toute son existence, que refléter l’image que lui tendaient les autres, ces hommes et ces femmes qui rayonnaient si fort de leurs certitudes. Plus maintenant. Elle s’aperçoit qu’elle n’a pas envie de mourir. Elle se plie à ce qu’elle pense qu’on attend d’elle en pareil cas, de cette adolescente fragile brisée par la trahison de son grand amour. Cette fille qu’elle n’est pas.

De nouveau, Bambi prend sa respiration. C’est peut-être son premier cri formulé, sa première insulte.
« J’emmerde le mooooonde ! »
Et elle adresse un valeureux doigt d’honneur aux passants affolés et minuscules qui la regardent du contrebas.


Vanessa Terral
28 octobre 2008
Une nouvelle de Vanessa Terral.
Courant éveil.
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